Comment la médiation a sauvé la gouvernance d’un cabinet d’avocats
9 novembre 2025 | Écrit par Sébastien Robineau | Temps de lecture : 10 minutes
Sommaire
Un conflit, une médiation
Le frein à la médiation : la rancune
Le déroulement de la médiation : de l’individuel au collectif
L’outil utilisé dans cette médiation : l’appreciative inquiry
Les enseignement de cette médiation
Conclusion
Un conflit, une médiation
Quatre avocats. Un projet commun : quitter un grand cabinet d’affaires pour créer leur propre structure sur la côte atlantique.
Au départ, tout respire l’élan. L’indépendance. La promesse d’un avenir choisi. Les premiers mois sont portés par l’énergie entrepreneuriale. Chacun apporte sa force : le contentieux, le M&A, le social, la fiscalité. Les clients suivent. La marque prend. La dynamique est bonne.
Puis un sujet stratégique survient : l’acquisition de nouveaux locaux.
Ce n’est pas qu’une question de mètres carrés. C’est un symbole. Un cap. Un ancrage dans la durée. Le projet, bien que solide sur le papier, agit comme un révélateur.
On peut avoir envie de s’associer et de travailler ensemble. Mais investir dans l’immobilier, même l’immobilier de l’entreprise, c’est prendre un engagement (au moins bancaire…) sur une longue durée (15 voire 20 ans). Et là, ce n’est pas le même deal…
Du coup, la gouvernance du cabinet se grippe. Les réunions s’allongent. Les décisions reculent. Les regards se durcissent. Deux associés se toisent. La tension est palpable. L’office manager commence à parler de « paralysie ».
L’origine réelle du conflit n’est pas dans les colonnes du tableur.
Elle n’est pas dans la ligne « prix au m² ».
Ni dans la négociation bancaire.
Elle est plus ancienne. Plus profonde.
Deux des associés ont un passif, qui a pris racine dans leur ancien cabinet. Un conflit jamais vraiment traité. Un conflit enterré au moment de la naissance du projet entrepreneurial. Sur le moment, l’enterrement a semblé utile : il fallait avancer. Mais un conflit enterré n’est pas un conflit résolu. C’est une braise. Elle couve. Et le premier vent venu la rallume.
L’achat des locaux a été ce vent.
Le résultat ? Plus rien ne se décide sans s’empoigner. Les dossiers opérationnels continuent, mais le pilotage stratégique cale. Les réunions d’associés tournent court. La parole est guettée. Les non-dits gonflent. Et la question finit par tomber, brutalement simple : faut-il se séparer ?
C’est à ce moment que je suis appelé. Par l’office manager et par l’associé gérant. Ensemble sur le call.
Ma mission : décrypter le conflit, restaurer une gouvernance fonctionnelle, sécuriser la décision immobilière. Rien que ça !
Le frein à la médiation : la rancune
Dès les premiers échanges, un frein clair se dresse devant moi : la rancune.
L’un des deux associés concernés refuse l’idée même de la médiation.
« On ne va pas rejouer le passé. Ce qui est fait est fait. On n’a pas le temps pour ça. »
En réalité, c’est la colère qui parle. La colère d’avoir été blessé. La colère de ne pas s’être senti respecté, reconnu, entendu, des années plus tôt. La rancune colle aux décisions actuelles : chaque proposition de l’autre est suspecte. Chaque compromis ressemble à une manœuvre. Et la médiation apparaît, à tort, comme un risque d’exposer sa vulnérabilité.
« Je ne veux pas me mettre à nu devant lui. Il s’en servira. »
Ce frein est classique. La rancune fait croire que parler, c’est perdre. Elle fait confondre exprimer et capituler. En gouvernance, elle se double souvent d’un enjeu d’ego : ne pas perdre la face. Résultat : blocage. D’où ma première étape, sécuriser.
Je pose le cadre : confidentialité absolue, liberté de parole, droit au retrait à tout moment. Je précise que la médiation n’impose aucune solution. Elle n’accuse personne. Elle organise un dialogue utile.
Surtout, on ne va pas « régler la pierre » avant d’avoir touché la plaie. Sinon, l’immobilier restera un champ de bataille, quel que soit l’immeuble choisi.
Le frein recule d’un cran. L’associé le plus rétif accepte un premier entretien individuel. C’est le sas. Il en faudra deux, puis un troisième. La colère n’est pas niée. Elle est accueillie. Et, peu à peu, contenue.
Le déroulement de la médiation : de l’individuel au collectif
Je démarre seul avec chacun des quatre associés. A chacun son rythme : un entretien individuel pour les deux associés non concernés directement par ce vieux conflit et deux à trois entretiens individuels pour les deux autres.
Objectif : comprendre les récits. Les faits vécus. Les émotions. Les besoins. Les peurs. Ils ont accepté que je parle de leur médiation dans ces quelques lignes, à condition de ne pas les nommer, même pas par leur prénom. Engagement tenu !
Associé A (l’un des deux protagonistes du vieux conflit) parle vite, les mâchoires serrées.
« À l’époque, il m’a laissé porter la faute. Il savait très bien. Il n’a rien dit. »
Derrière la phrase : un sentiment de trahison. Un besoin criant : être reconnu pour ce qui a été supporté.
Associé B (l’autre protagoniste) parle lentement. Il minimise.
« On a fait ce qu’on a pu. Il faut tourner la page. »
Derrière le discours : de la honte. La peur d’être remis au pilori. Le besoin : être sécurisé, ne pas être jugé.
Associé C (hors du vieux conflit) en a assez.
« Je ne supporte plus les réunions qui n’aboutissent à rien. On perd des opportunités. »
Besoin : décider, avancer, clarifier. Ne plus être l’otage d’une histoire qui n’est pas la sienne.
Associé D (également hors du vieux conflit) temporise.
« Je comprends des deux côtés. Mais là, on met l’équipe en danger. »
Besoin : cohésion, image de marque préservée, sécurité pour le collectif.
Je rencontre aussi l’office manager, témoin précieux des mécaniques internes. Elle confirme que tout le monde sent la tension, personne n’ose la nommer en réunion. Il y a des clans. Il y a des silences lourds. Et il y a l’urgence : les agences immobilières veulent un go/no go rapidement, elles ont vu des biens immobiliers finalement vendus par leurs concurrents faute de décision de la part des associés.
À ce stade, je fixe une stratégie : deux séances plénières, espacées de dix jours, avec travail préparatoire entre les deux.
Mais avant la première plénière, je fais un retour individuel à chacun : ce que j’ai compris de son besoin, sans divulguer aux autres ce qu’il m’a confié sous le sceau de la confidentialité. C’est un miroir. Ça aide à se regarder sans se juger.
La première séance plénière m’a permis de reconstituer le film (sans réécrire l’histoire).
Téléphones face contre table et en mode avion. Règles de jeu posées : on parle pour soi, on laisse l’autre finir, on reformule avant de répondre, on cible des faits, on nomme ses ressentis.
Je commence par un débrief factuel du blocage : décisions reportées, deux biens immobiliers qui leur sont passés sous le nez, risque de séparation.
Puis je propose un tour de table des ressentis. Chacun s’exprime à la première personne. Sans commentaire.
A : « Je vis ça comme une injustice qui se rejoue. Je suis en colère. »
B : « Je me sens acculé. J’ai peur qu’on me renvoie uniquement mes erreurs. »
C : « Je suis frustré et inquiet pour le cabinet. »
D : « Je suis triste de nous voir nous abîmer. »
La tension baisse d’un cran.
Ensuite, je propose un exercice de clarification : chacun décrit un fait passé précis lié à l’ancien conflit et nomme ce qu’il a ressenti à l’époque, puis aujourd’hui quand le sujet immobilier l’a réveillé.
On ne juge pas la véracité. On accueille les vécus.
Il y a des silences. Des respirations longues. Quelques phrases courtes, droites. Une voix qui déraille. Un regard qui s’abaisse, puis se relève. À la fin de la séance, personne n’a « gagné ». Mais le passé a un contour. Il n’est plus ce fantôme omniprésent. Il a un cadre. Il a des mots.
Je clos la séance par deux demandes :
Moratoire de deux semaines sur le projet immobilier. On prévient les agences qu’aucune visite ne sera faite pendant ces deux semaines.
Exercice intermédiaire : chaque associé rédige une page « ce que je reconnais chez chacun de vous et ce que j’attends de notre gouvernance ». C’est délicat. C’est utile.
La deuxième séance plénière a permis de passer de la plaie au projet.
Dix jours plus tard. Les textes ont été envoyés. J’ai relu. J’ai reformulé. Chacun arrive avec un début d’ouverture.
Cette fois, j’introduis l’appreciative inquiry. Praticien formé à cette approche, je m’appuie sur cette démarche dans certaines médiations (voir par exemple l’édition #37 ou l’édition #42 de ma newsletter hebdomadaire).
L’idée n’est pas d’oublier le problème. L’idée est de reposer la relation sur ses forces, pour prendre une décision depuis un terrain solide. L’appreciative inquiry repose sur 4 étapes :
Discovery (Découvrir) : « De quoi êtes-vous fiers ensemble depuis la création du cabinet ? »
Les réponses fusent, simples, concrètes : un client majeur gagné contre toute attente, un jeune talent formé en interne, une victoire médiatisée, un dossier sauvé à 23h un vendredi. Le « nous » revient.
Dream (Devenir) : « Comment voulez-vous que la gouvernance soit perçue à l’intérieur du cabinet dans 12 mois ? »
Répondre à cette question centrale n’est possible qu’après avoir réussi à ré-instaurer le « nous » dans la réflexion. D’où l’importance de la première étape qu’on a naturellement tendance à oublier dans la gestion d’un conflit.
Design (Designer) : « Quelles règles de gouvernance adoptons-nous pour que ce rêve tienne dans la durée ? »
On co-construit une charte de gouvernance en 8 points :
Agenda d’associés mensuel avec décisions listées, responsables désignés, délais clairs.
Règle des 2 tours : un tour pour comprendre, un tour pour décider.
Droit d’alerte pour tout associé qui identifie un risque réputationnel ; traitement en 48h.
Clause de mémoire : si un sujet réveille un ancien conflit, on le dit. On le traite dans un espace dédié, pas dans la réunion stratégique. Ma suggestion est d’appeler le médiateur pour une médiation flash.
Parité de parole : temps de parole chronométré sur sujets sensibles.
Confidentialité renforcée : ce qui se dit en réunion d’associés reste réunion d’associés (l’un d’entre eux avait tendance à s’épancher auprès de son équipe…).
Revue trimestrielle de la charte avec l’office manager, en observatrice.
Mécanisme d’arbitrage interne : si blocage, vote à 3/4, sinon recours à une médiation flash (demi-journée).
Destiny (Déployer) : « Qui fait quoi d’ici 30 jours ? »
On assigne : A pilote la charte, B formalise le process de décision immobilière, C et D revoient les deux banques pour sécuriser les offres. Deadlines posées.
Cette séance se conclut sans triomphalisme. Sans dramaturgie. Avec une feuille de route simple et un apaisement visible. Les visages sont moins fermés. Les phrases sont plus courtes. Le conflit n’a pas disparu. Il a changé de place. En tout cas, il n’occupe plus tout l’espace.
L’outil utilisé dans cette médiation : l’appreciative inquiry
L’appreciative inquiry permet de travailler sur ce qui avait bien fonctionné, selon une approche classique en quatre temps : Discovery, Drem, Design et Discovery.
Dans les semaines suivantes, la dynamique s’est confirmée.
La charte de gouvernance a été adoptée à l’unanimité.
Le process de décision immobilière est découpé en 3 jalons : choix du périmètre, choix du financement, choix du bien. Une décision par jalon.
Le moratoire a évité la précipitation. Lorsqu’un bien mieux adapté arrive sur le marché, le collège d’associés est au clair : critères connus, enveloppe validée, mandat donné. Décision en 40 minutes.
Surtout, le vieux conflit a trouvé sa place : reconnu, nommé, désamorcé.
A et B ne sont pas devenus les meilleurs amis du monde. Ce n’est pas le sujet dans une association d’avocats. Mais ils ont repris des échanges confraternels. Et c’est suffisant.
L’appreciative inquiry a permis de remettre du carburant positif dans la relation. Cela n’a pas effacé la plaie. Cela a reconstruit le muscle autour. Et un muscle bien construit stabilise.
Et la question initiale, brutale « faut-il se séparer ? » a laissé la place à une autre, bien plus constructive : « comment faire durer ? ».
Les enseignements de cette médiation
Cinq enseignements majeurs sont à retenir de cette médiation :
Un conflit enterré n’est pas un conflit résolu.
Le temps ne guérit pas tout. Il endort parfois. Mais au premier enjeu symbolique, ça se réveille. La prévention, c’est d’oser traiter les plaies anciennes avant d’ouvrir des chantiers stratégiques.
La gouvernance n’est pas qu’une « constitution ». C’est un rythme.
Une bonne charte sans rituels (agenda, tours de décision, délais) ne tient pas. La gouvernance efficace bat : elle a un tempo, des jalons, des comptes rendus, des rendez-vous.
La rancune fait croire que parler fait perdre. C’est l’inverse.
Mettre des mots redonne du pouvoir. Ce n’est pas « se livrer ». C’est se situer : « voilà ce que j’ai vécu, voilà ce dont j’ai besoin pour décider aujourd’hui ».
L’Appreciative Inquiry n’est pas du « positif naïf ».
C’est une ingénierie de la coopération. On part du carburant (forces, réussites, fiertés) pour solidifier l’ossature, puis on rebranche les sujets difficiles dans un cadre plus robuste.
Séparer « plaies » et « projets » évite la contagion.
On traite le passé dans un espace dédié. On décide du présent dans l’instance de gouvernance. On évite de tout mélanger. Cette hygiène organisationnelle préserve le collectif.
Si je devais conclure…
Dans ce cabinet, le conflit n’était pas dans la pierre. Il était dans l’histoire. En le reconnaissant, en lui donnant un cadre, en s’appuyant sur leurs forces, les associés ont retrouvé une gouvernance qui respire.
La décision immobilière a alors cessé d’être un théâtre de conflit. Elle est redevenue un acte stratégique normal.
C’est la leçon. Une gouvernance solide ne naît pas de la seule intelligence juridique. Elle naît d’un dialogue outillé, régulier, courageux.
Et parfois, il suffit d’un tiers et d’une bonne méthode pour que l’ambition commune reprenne son chemin.
Si vous êtes confronté(e) à un conflit, ne laissez pas la tension s’installer.
👉 Je vous propose d’en parler ensemble, en toute confidentialité. Prenez rendez-vous.
Cet article est l’épisode #47 de la newsletter “Parlons conflit” diffusée gratuitement par email à ses abonnés tous les dimanches à midi. Chaque semaine, retrouvez Sébastien Robineau pour décrypter un conflit et découvrir comment en sortir. Pour recevoir le prochain numéro, abonnez-vous ici : abonnement
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